Le dernier quart du 18ème siècle, période précédant la Révolution, a été nommé Siècle des Lumières, avec des personnages tels Voltaire, Rousseau, (morts en 78), Buffon, Diderot et d'Alembert, et bien d'autres. Je me propose de vous faire découvrir, à travers sa correspondance adressée aux Affiches du Poitou entre 1773 et 1780, un personnage que je pense représentatif de l'esprit de cette époque, par sa curiosité et son éclectisme.
Il s'agit de Denis Robin de Scévole, qui signe « Secrétaire du Roi, à Argenton », dont je vous renvoie à la biographie sur Wikipedia.
Lettre, à M. JOUYNEAU DESLOGES.

Oui, M., il est triste, comme vous le dites fort bien, d'avoir souvent lieu de reprocher à quelques Chirurgiens de la campagne, leur opiniâtreté à rejeter de très bonnes méthodes, parce qu'ils ne les auront pas apprises dans leur jeunesse. Antant M. Didault, de la ville de Montmorillon, est louable d'avoir rendu public le talent qu'il a de guérir les persones mordues par des viperes, autant le Chirurgien dont vous parlez dans votre Feuille du 30 Septembre, est repréhensible, pour avoir substitué une partique incertaine à un spécifique éprouvé. L'intérét de l'humanité exige qu'on s'éleve contre ces Charlatans, qui, en matiere de guérisons, se font le centre de tout, veulent qu'on n'ait recours qu'à eux seuls, & dont l'ignorance est le fléau des campagnes. Par quelle fatalité, M., les persones qui se mêlent d'entreprendre la cure des maladies, témoinent-elles tant d'aversion pour les remedes les plus simples, les plus faciles à trouver & les moins dispendieux ? Ignorent-elles que des effets surprenans, extraordinaires, sont tous les jours produits par de très-petites causes ? Quand je vois qu'avec une bâre de fer posée perpendiculairement, & un fil d'archal ataché à cette bâre, l'homme est le maître de diriger la foudre où il lui plait, je l'admire : mais lorsque je vois ce même homme, mépriser les simples que la nature a fait naître sous ses pas pour le guérir, & ne faire cas que des drogues falsifiées qu'on lui apporte à grands frais d'un autre continent ; je ne peux que le plaindre & déplorer son aveuglement. Cela me rappele un mot excellent que Plutarque met dans la bouche de Pompée. « Ce grand homme en une sienne maladie, (je me sers de la version d'Amyot,) étant dégoûté & ne pouvant manger, son médecin, pour le remettre en appétit, lui ordonna qu'il mangeât d'une grive ; on en chercha par-tout, & n'en put-on trouver à acheter parce que c'étoit hors de leur saison ; mais il y eut quelqu'un qui assura que l'on en trouveroit chez Lucullus, qui en faisoit nourrir tout le long de l'an ; comment, dit le malade, si Lucullus n'étoit friand ; Pompée ne vivroit-il pas ? Et laissant là l'ordonnace de son Médecin, se fit acoutrer de ce qu'on recouvroit facilement. » Ne pourrions nous pas dire aussi ? Eh ! Quoi ? Si l'ambition des Portugais & des Espagnols ne leur avoit pas fait découvrir un nouveau monde, nos maladies seroient-elles irrémédiables ? Ne faisons point, M., cette injustice à la nature, de croire qu'elle ait prodigué en vain tant de différentes plantes autour de nous, & n'ait ataché la vertu de nous guérir, qu'à celles d'un autre hémisphere. Que les hommes riches, sensuels & partisans de tout ce qui est rare, de tout ce qui vient de loin, y aient recours, à la bonne heure ; il faut bien que les mêmes pays qui leur procurent le thé, le caffé, le sucre, & les épices qui les brûlent, leur fournissent aussi les remedes à leurs maladies : mais pour nos paysans qui ne font usage que des alimens les plus simples, le mieux est de les guérir avec les plantes de leurs jardins. Pour y réussir, il faut, dans ce siecle éclairé, porter la lumiere au milieu de leurs cabanes ; il faut y déraciner la superstition, l'ignorance, le chalatanisme ; il faut faire connoître à cette classe d'hommes occupés à nous nourrir, à cette portion de l'humanité, la plus nombreuse, la plus nécessaire & cependant la plus négligée, toutes les recettes qui auront le double avantage d'être faciles à préparer & d'opérer une prompte guérison. C'est aux Curés, c'est aux Seigneurs, qu'il apartient de recueillir ces connoissances précieuses, à mesure que des citoyens zélés les publieront, & c'est à eux aussi qu'il convient de les répandre suivant le besoin dans les campagnes où ils demeurent. Quel emploi plus noble & plus utile peuvent ils faire de leur tems ? C'est dans cette vue, M., que je vais vous indiquer, un second moyen de guérir les persones mordues par des viperes. Ce n'est assurément point pour désaprouver la méthode de M. Didault ; elle peut être excellente pour les persones qui se trouvent à la proximité des villes ; mais je la crois embarrassante pour celles qui en sont éloignées, en que que les progrès rapides du venin ne donnent souvent pas le tems d'aller acheter chez les Droguistes, de la poudre de vipere. Au lieu de plantin, on se sert de Croisette, en latin, Cruciata hirsuta ; cette plante jette plusieurs tiges de la hauteur d'un pied, quarrées, velues, minces, foibles & nouées ; il sort de chaque nœud des tiges, quatre petites feuilles disposées en croix ; ses fleurs naissent de l'aisselle des feuilles ; elles sont de couleur jaune & découpées en quatre parties. On prend une grosse poignée ou plus, des tiges de cette plante ; on les pile, & ensuite en les pressant, on en tire environ un demi verre de jus, qu'on mêle avec une égale quantité de bon vin ; après avoir fait avaler cette mixtion au malade, on applique sur l'endroit ou la morsure a été faite, le marc qui reste de la plante, voilà tout. J'ai vu opérer ce remede sous mes yeux avec le plus grand succès. La nature, comme une bonne mere, toujours attentive au besoin des ses enfans, a placé ce simple tout auprés des buissons & des vielles masures, retraite ordinaire des reptiles venimeux, afin qu'aux mêmes lieux où arrive le mal, on pût trouver le remede. (A Argenton en Berry, le 17 Octobre 1773.) Signé, DE SCEVOLE, Secrétaire du Roi.
ADP N° 44, du 4 novembre 1773, p. 173