Le noyé de Léray

Civray, le 27 février 1773.
Vous frémirez, Monsieur, vous vous affligerez en lisant le récit que je vais vous faire. Je n'aurois jamais osé l'écrire, s'il ne donnoit pas lieu à des réflexions que les amis de l'humanité peuvent faire valoir pour détruire un préjugé funeste & meurtrier qui regne encore dans nos campagnes. Un jeune homme de 21 ans, & son épouse du même âge, tous deux de la physionomie la plus intéressante, & mariés depuis six mois, vinrent il y a quelques jours se louer pour valet de chambre & pour femme de chambre, chez M. de Jousserant de Lairé, Gentilhomme respectable, d'une des plus anciennes maisons du Poitou, demeurant au Château de Lairé, sur les bords de la Charente, à trois quarts de lieue de cette ville.

Ils commencerent leur service le mercredi des cendres. Le lendemain le jeune homme apperçut un batteau attaché à un arbre. Il proposa à un petit laquais, de 13 à 14 ans, de s'en servir pour aller à la pêche. Ils y montent ensemble ; le jeune homme le conduisoit mal ; le courant étoit rapide, & l'entrainoit vers une chaussée sur laquelle il craignoit de reverser. Effrayé, il dit au petit laquais : « tire toi d'affaire comme tu pourras, pour moi, je vais me jeter à la nage ». Il s'y jette en effer ; mais soit que ses habits l'embarrassassent, soit qu'il fut saisi par le froid, il ne put pas nager ; bientôt il enfonce, & ne réparoit à fleur d'eau que pour renfoncer de nouveau. Pendant ce temps, l'eau entraîne le batteau sur la chaussée, heureusement il y est arrêté par des piquets ; le petit garçon s'en sauve avec peine, parvient jusqu'au moulin, & court jusqu'au Château, donner avis de l'accident dont il vient d'être le témoin. Vous avez oui parler de la difficulté que les gens de la campagne font de toucher aux corps des personnes noyées, parce qu'ils se sont faussement & ridiculement imaginés qu'ils s'exposeroient aux poursuites de la Justice. Mais vous ne croiriez pas, si je ne vous l'assurois, jusqu'à quel point cette peur panique & ce préjugé meurtrier sont portés. Le Seigneur du Château qui y étoit accouru avec la plus grande diligence, ne put jamais obtenir du Meûnier, ni d'aucun de ses gens, qu'ils cherchassent le corps de ce malheureux noyé, sans y être autorisés par la Justice. Il monte à cheval & vient lui-même avertir les Officiers de ce Siege, qui ne perdirent pas un instant, ils se rendirent sur le lieu, accompagnés par deux Chirurgiens ; ils firent pêcher le Cadavre qui fut bientôt trouvé ; on le transporta au Château, où il fût promptement dépouillé de ses habits, & mis dans un lit. On lui administra sans délais tous les secours indiqués par deux Instructions, que les vues de Mgr l'Intendant, toujours remplies d'humanité, toujours portées à l'utilité publique, avoient fait répandre dans les campagnes, l'une est intitulée : « Méthode pour rappeller les noyés à la vie » ; l'autre : « Avis concernant les personnes noyées ». Ces secours, quoique constamment administrés pendant plus de 4 heures, furent inutiles. L'obstination des paysans à se refuser à la recherche du noyé, avoit fait perdre trop de temps. Il est vraisemblable qu'on l'eût rappellé à la vie, s'ils se fussent occupés de ce soin, dès qu'ils y furent exhortés. Mais leur terreur, & leur pusillanimité sur ce point sont extrêmes. Les Officiers de Justice eux-mêmes, chaque fois qu'ils se trouvent à ces aventures malheureuses, leur font vainement les réprimandes les plus fortes. Les préjugés du peuple ne se dissipent point. N'y auroit-il pas moyen de les vaincre ? vous devriez attaquer celui-ci, qui est si déplorable. Je me souviens que vous en avez vigoureusement combattu un aussi absurde, dans les Affiches de la Rochelle, & que vous avez proposé un moyen d'instruire le peuple, qui n'es inhumain que parce qu'il est ignorant. Ce moyen pourroit s'employer avantageusement dans des cas pareils à celui-ci. Présentez-le de nouveau, Monsieur, l'humanité le réclamen la Religion même le sollicite, & la sagesse du Gouvernement promet qu'il y applaudira.
Affiches du Poitou, n° 10, du 11 mars 1773, page 39
Il doit s'agir de Michel François Caignac, domestique au logis de Léray, natif de la paroisse de Sainte-Radegonde de Poitiers, décédé le 25 et inhumé le 26 février à Saint-Pierre d'Exideuil, en présence de Charles Desmontagnes, tailleur d'habit, de Civray, et de Pierre Fleuret, meunier à Léray. (Civray, BMS – 1773-1774, p. 5, et BMS – 1770-1773, p. 93).
Commentaire : Cet accident a eu lieu à quelques centaines de mètres en amont du lieu où s'était produit le naufrage de Saint-Saviol, le 16 mars 1749, mentionné il y a quelque temps sur ce forum, et publié sur son site par Gloria.
Notez la présence aux obsèques du meunier du château, qui devait se sentir penaud. Je pense pourtant que son intervention aurait de toutes façons était trop tardive.

L'aveugle qui retrouve la vue

EVENEMENT EXTRAORDINAIRE
Le nommé Pierre Barriquaut, Charpentier de la Ville-Dieu de Comblé, paroisse de S. Easne, près Saint-Maixant, âgé de 65 ans, perdit un œil il y a 32 ans, & devint aveugle il y a environ 4 à 5 ans. Ce particulier vient de recouvrer tout-à-coup la vue de l'œil premier perdu. Il se conduit très-bien, & distingue parfaitement tous les objets. Cet événement extraordinaire mérite l'attention de MM. les Médecins, Chirurgiens & Oculistes, qui sont jaloux d'étendre les bornes de leurs Sciences & de servir l'humanité.
Affiches du Poitou, n° 11, du 18 mars 1773, page 43

Fatale signature

LETTRE A L'AUTEUR DES AFFICHES Il y a quelquefois des événements très simples, très-naturels, qui étonnent le peuple, parce qu'il est crédule & ignorant. Quoiqu'on en dise, la crédulité & l'ignorance sont deux grands maux ; l'Anecdote suivante peut servir à prouver cette vérité. Deux particuliers de cette ville, un homme & une femme, étoient depuis long-temps en discussion pour un héritage. Des procédures, des amis communs parvinrent avec peine à les déterminer à un arrangement. L'acte de conciliation, (des intérêts seulement, car on va voir que le cœur n'y avoit aucune part, ) devoit être signé le 20 de ce mois, chez un Notaire. Les Parties s'y rendent, & commencent à l'ordinaire par se dire des injures, la querelle fut grossiere ; tous deux coleres, tous deux violents, ils se menacent ; l'homme pourtant contient sa fureur, la femme n'en exhale la sienne que plus fortement. Enfin on va prendre la plume pour signer ; la femme qui cede avec répugnance, redouble ses clameurs, elle y ajoute des imprécations horribles, & ose dire à son adversaire, que le Ciel va le punir par une mort subite, s'il ose signer l'injustice à laquelle on la force de consentir. L'homme, comme je l'ai dit, avoit paru étouffer son emportement, cet effort lui coûte la vie, il tombe sur le champ, on le releve mort. Les spectateurs consternés, ne manquent pas d'attribuer cette mort à la menace de cette furie. La nouvelle s'en répand bientôt, & la cause qu'on y suppose, s'accrédite. Je vous épargne le récit de plusieurs propos absurdes, de plusieurs circonstances minutieuses. On rappelle l'ajournement donné à Ferdinand IV. Roi d'Arragon, par deux Gentilshommes suppliciés sans être ouis, & celui donné par les Templiers au Pape Clément V. & à Philippe le Bel. L'effroi, la superstition font dire toute sortes de sottises. Il n'y va pas moins que de regarder l'homme mort, comme un scélérat, & son ennemie comme une magicienne. Les raisonnements, les procédés de plusieurs personnes, sont relatifs à cette prévention. Un événement pareil peut cependant s'expliquer naturellement. Les livres de Médecine, les livres d'Histoire sont remplis d'observations sur des morts subites dues à des passions vives, à des émotions soudaines & inattendues. L'homme en question, étoit très-sanguin, colere, d'un caractere violent. Son Procureur qui vouloit lui éviter de mauvaises affaires, lui avoit dit souvent qu'il falloit qu'il se contint. Quand il rencontroit son ennemie, ses yeux s'enflammoient, les traits de son visage s'altéroient, il devenoit violet, il se mordoit les levres, roidissait les poignets. Il avoit l'air d'un homme aliéné par la colere, ou maîtrisé par la rage ; toute sa physionomie étoit convulsive. Lorsqu'il fut sur le point de signer l'acte d'engagement, & que son ennemie s'emporta si vivement contre lui, sa colere qu'il contenait avec effort, peut bien avoir suspendu la circulation de son sang, ou fait refouler trop de sang dans son cerveau ; voilà la cause de sa mort. On l'attribue, ici, à la menace que lui fit cette femme en furie, qu'il alloit mourir subitement, s'il signoit un acte qu'elle disoit être injuste. C'est que le peuple, est peuple partout, & en tout temps ; & que chez les nations les plus éclairées, il est sur-tout des contrées, où ce peuple est encore, quant aux lumieres qui honorent & qui servent la raison, à deux siecles derriere ses voisins. (à … le 22 mars 1773.)
Affiches du Poitou, n° 14, du 8 avril 1773, page 53

On s'amuse comme on peut

DROIT SINGULIER
On se souvient de nos réflexions & de notre projet, à l'occasion des Droits bizarrres ou singuliers, établis par des Seigneurs dans leurs terres. En parcourant nos recueils, nous venons de trouver des notes sur un de ces droits. Comme il a lieu hors de cette province, & que nous touchons au moment de son exercice, nous croyons faire plaisir à nos Lecteurs de leur en parler. Nous le faisons d'autant plus volontiers, qu'aucun écrivain n'en a peut-être encore parlé, & de pareils traits servent à l'Histoire de l'Esprit Humain. Ce droit a lieu à Pons en Saintonge. Tous les ans, le lundi de Pâque, le Sénéchal ou l'Assesseur donne un grand déjeûner à tous les Officiers & Ministres de la Justice ; ordinairement la Noblesse des deux sexes y est invitée. Tous les convives doivent se tenir debout ; les seuls Sergents ont le privilege d'être assis à une table particuliere que l'on sert pour eux. Tout autre qui voudroit s'asseoir payeroit une amende de cinq sols aux Sergents ; la même amende seroit encourue par le Sergent qui voudroit se tenir debout ; mais comme ce délit n'est jamais arrivé, on ignore pour qui seroit cette amende. Vers le midi, toute la Justice, en robes & en bonnet quarré, monte à cheval, chacun est armé d'une gaule de houx. Cette cavalcade, ayant le Prévôt à la tête, va en différents quartiers de la ville, où les Prieurs & autres Vassaux, doivent fournir des coqs vivants auxquels il ne manque aucune plume ; sans cela il y auroit amende. Lorsque chaque coq est jugé acceptable, le premier Officier du Prince, ou telle autre personne à qui il veut faire honneur, souvent c'est une Dame, & il lui en coûte quelques pieces de monnoye qu'elle distribue aux Sergents, jette tous ces coqs en l'air ; les Sergents sont obligé de les poursuivre & doivent les atteindre. Si d'autres personnes s'avisoient de courir sus, ou d'y toucher, elles seroient mises en prison, ou tout au moins condamnées à l'amende. Les Sergents, tous à pied, étant vétus de leurs casaques, ont souvent bien de la peine. Si les coqs sont vigoureux, ils volent sur les maisons, dans les jardins, dans les champs, ils passent quelquefois la riviere ; il faut les prendre ; cette cérémonie amuse beaucoup les spectateurs. Tous ces coqs sont pour les Sergents qui s'en régalent le soir. J'oubliois de dire que tous ceux qui doivent fournir ces coqs, sont interpellés par trois fois, qu'aucun cavalier ne doit avoir d'éperons, que la queue des chevaux doit être pendante, tout cela sous peine d'amende. On a, cependant depuis plusieurs années, dispensé les Sergents de passer la riviere ; ils la passoient autrefois au Pont des Aires ; ils mettent seulement les pieds dans l'eau, & ayant un poélon, ils jettent trois fois de l'eau sur le pont, en criant « de la part de Monseigneur le Prince de Pons ». Si quelqu'un pendant cette cérémonie a son chapeau sur la tête, les Sergents ont le droit de l'arroser. Après tout cela, on met, dans l'aire de Saint-Martin, le feu à un tas de fagots brandes, qui ont aussi été fournis pas des Vassaux ; puis la cavalcade se retire. On faisoit autrefois un Procès-verbal de cette cérémonie. Il y a long-temps qu'il ne s'en fait plus. On n'a pu qu'en retrouver un, qui est du 8 Avril 1613 ; nous en avons une copie certifiée ; l'original a été communiqué par M. le Prieur de St Vivien, de Pons.
Affiches du Poitou, n° 14, du 8 avril 1773, page 55

Les Punaises de lit

19e Lettre de M. de Scévole, Secrétaire du Roi, à Argenton en Berry, à M. Jouineau Desloges.
Si les punaises de lit ne s'atachoient qu'aux persones riches & aisées qui abondent en humeurs, qui ont toujours plus de sans qu'il ne leur en faut, & avec cela mille moyens d'echaper aux morsures de ces insectes ; je ne prendrois pas, M., la peine de vous indiquer un préservatif contre ce fleau ; mais quand je vois des Laboureurs, des Vignerons, qui excédés de travail, tourmentés pendant le jour par tant de causes qui accroissent à chaque instant leurs peines & leurs besoins, le sont encore pendant la nuit où leur someil leur seroit si nécessaire ; c'est alors que je prends la plume & que je désire d'être utile à ces malheureux. Les moyens, M., que j'ai à vous proposer, sont simples & proportiones à la misere de ceux a qui je les offre. On sait que les mortaises des bois de lit & sur-tout les interstices qui se trouvent entre les planches, souvent mal jointes, qui en composent les dossiers, recelent des milliers de punaises. On sait que c'est ordinairement du coté du chevet qu'elles vienent pour pomper le sans des persones qui sont couchees dans les lits. On ne peut donc se délivrer d'ennemis aussi importuns qu'en leur coupant le chemin, & voici de quelle façon il faut s'y prendre. Le soir & avant de se coucher, on applique des feuilles vertes de grande consoude ou de haricots sur le derriere du coussin, de maniere que toutes ces feuilles se touchent immédiatement & garnissent ce coussin dans toute sa longueur. Les punaises, sortant de leur retraites pour se glisser dans l'intérieur du lit, ne peuvent le faire sans franchir auparavant l'espace intermédiaire qu'on a eu la précaution de tapisser de feuilles : mais comme ces feuilles ont leur surface hérissée de piquans très-déliés, les pieds de ces insectes s'y embarassent, il ne leur est pas possible d'avancer ni de reculer, il faut absolument que tous ceux qui sont ainsi pris dans cette espece de piège, y restent jusqu'au lendemain matin qu'on a le soin de ramasser le tout & de le jeter au feu. Après qu'on a réitéré cela plusieurs fois, on ne doit pas encore se flater d'être entièrement quite & débarassé de ces animaux : car plusieurs milliers d'œufs cachés dans des trous presque imperceptibles peuvent éclôre d'un jour a l'autre, de sorte qu'on seroit encore la proie de ces nouveles génerations si on n'imaginoit pas quelqu'autre expédient pour s'en garantir. Le meilleur qu'on puisse employer, est d'avoir plusieurs feuilles de papier gris sur lesquelles on applique des deux côtés de la colle de farine avec un pinceau. Ce papier ainsi imbu de Colle étant susceptible de toutes les formes qu'on voudra lui faire prendre, on l'introduira par petits rouleaux dans toutes les fentes & trous des bois de lit, ce qu'on poura faire avec la lame d'un couteau. Quant toutes ces fentes auront été exactement rempllies, il ne s'agira plus que de coller sur chacune d'elle quelques bandes de papier ou de parchemin. Après cela on ne craindra plus les incursions de ces insectes, & ce qu'il y aura encore d'avantageux, c'est que les punaises qui seroient apportées d'ailleurs, ne pouront se nicher dans des chalits qui ne leur offritont aucune retraite. Les enfans, comme ayant la peau extrémement tendre, doivent être beaucoup plus tourmentés par cette vermine que les grandes persones ; Cependant, M., c'est dans les hameaux, c'est dans la chaumiere du Laboureur, du Vigneron, du Journalier qu'on transporte, qu'on dépose, qu'on abandone au soins d'une nourice mercenaire, tous ces enfans delicats qu'on a vu naître au milieu du luxe & de la pompe des Villes. Le projet de délivrer les habitans de la campagne, des punaises qui se desalterent dans leur sang, s'étendra donc également sur les enfans des riches, qui déjà trop malheureux de se voir privés du lait & de l'assistance de leurs mères, n'en sont que plus dignes d'exciter notre pitié & de solliciter nos secours. (22 Février 1777)
Affiches du Poitou, n° 15, du 10 avril 1777, page 58
Commentaire : Cet extrait a été transmis au magazine « Pour la Science », qui, dans son dernier numéro (Avril 2012, page 64) consacre un article sur ce sujet : « Le retour de la punaise des lits » !